lundi 24 mars 2014

Driss Chraïbi et le roman policier

    



    Officiellement, Driss Chraïbi est né en 1926 à Mazagan- actuellement El Jadida. Il est le fils d’une famille bourgeoise. Son père Haj Fatmi était un commerçant de thé. Sa mère, H. Zwiten, est aussi issue d’une famille de notables et de gens de lettres. En fait, c’est à son ascendance maternelle que Driss attribue sa vocation d’écrivain : 
Ma sensibilité intense, c’est quelque chose qui a été déposée en moi par la famille de ma mère, les Zwitten, une famille extrêmement lettrée[1].
       Driss Chraïbi fait partie d’une famille nombreuse. Il a six frères et une sœur. Mais il est le seul d’entre eux qui a réussi à poursuivre ses études. Il a commencé par fréquenter l'école coranique avant d’intégrer l'institut privé Guessous à Rabat à l’âge de six ans. Ensuite il s’est inscrit au lycée Lyautey de Casablanca où il a fait ses études secondaires.
     L’école française a donné à Driss la possibilité de côtoyer l’Autre et de faire l’apprentissage de la civilisation occidentale. Cette rencontre lui a permis de développer un sens critique. Il s’est mis à comparer son entourage avec celui de ses amis français. Ainsi, il a commencé à reconsidérer ses idées reçues et à mettre en cause l’ordre établi. Il est devenu de plus en plus sensible à la condition de sa mère qui subissait le joug du patriarche :
La femme dans les livres, dans l’autre monde, celui des Européens, était chantée, admirée, sublimée. Je rentrais chez moi et j’avais sous les yeux et dans ma sensibilité une autre femme, ma mère, qui pleurait jour et nuit tant mon père lui faisait la vie dure [2]
       Le jeune lycéen sera nourri d’idéal humaniste et de sensibilité romantique. Il découvrira les textes de Lamartine, d’Hugo, de Musset…[3] La différence entre ce qu’il vit et ce qu’il lit ne faisait qu’attiser sa révolte contre l’immobilisme de la société qui se barricadait derrière la tradition et la religion. Imprégné par les idées modernistes, Chraïbi  concevait le colonialisme comme une conséquence inéluctable de l’archaïsme où vivaient les pays du Tiers-monde.
        Driss Chraïbi trouvera dans la fiction une sorte d’échappatoire. Dans ses mémoires, l’auteur nous raconte son engouement pour le cinéma et pour les romans d’aventure. Son imaginaire était peuplé par les figures des femmes sensuelles et celles des héros intrépides. Il était aussi passionné par les séries policières :
Au coin de la rue, dans une échoppe, je me procurais rame par rame les aventures de Fantômas, les tout premiers livres policiers de la collection « Le Masque »[4]

       En effet, les séries policières avaient prospéré entre les deux guerres mondiales. Vu leur prix, leur facilité du style en plus du sensationnalisme qu’elles procurent, ils étaient les livres les plus accessibles pour les jeunes marocains qui fréquentaient l’école française. Parmi ses lectures Driss Chraïbi cite les romans de Paul Féval, Pierre Souvestre, Conan Doyle, Léo Malet, S.S Van Dine et Maurice Leblanc.

       En fait, l’auteur avait même commencé à écrire dès l’âge de 14 ans. Des propos recueillis par H. Kadra-Hadjadji montrent que parmi ses écrits de jeunesse figurent : "des poèmes très romantiques, des petits romans policiers, des récits d’aventures, des romans de cape et d’épée." [5].
      Ainsi nous pouvons dire que l’intérêt de Chraïbi pour le genre policier date de ses écrits de jeunesse. En effet, dans un entretien radiophonique en 1998 à l’occasion de la publication d’une nouvelle enquête de l’inspecteur Ali, l’auteur déclare :
Je ne sais pas si vous allez me croire, mais bien avant Le Passé simple, je rêvais d’écrire des polars mais à ma manière. Et il a fallu que j’attende plus de quinze ou seize livres plus tard pour que je donne cours à ma passion [6]
      En prenant au sérieux les déclarations de l’auteur, nous pouvons dire que le désir de se donner à la littérature policière habitait l’auteur depuis le début de sa carrière d'écrivain. Toutefois, ne pouvait pas s'adonner à un genre jugé mineur au moment ou on assignaient à l'écrivain le rôle d'un porte parole. Faut-il aussi ajouter à cela l'expérience de l'exil qui avait profondément marqué l'œuvre de l'écrivain.
                                                                                                                  Malali Hicham 




[1] Driss Chraïbi in Abdeslam Kadiri, Une vie sans concession, entretiens avec Driss Chraïbi, Rabat : Ed. Tarik, 2008, p. 49.
[2] Abdelatif Laâbi, « Driss Chraïbi et nous.» entretien in Souffles, n° 5, premier trimestre 1967, p. 5.
[3] Idem.
[4] Driss Chraïbi, Vu, lu, entendu, Paris : Denoël, 1998, p. 41.
[5]Houaria Kadra-Hadjadji, Contestation et révolte dans l’œuvre de Driss Chraïbi, Paris : Publisud, 1986,p. 18. (C’est nous qui soulignons).
[6] Emission La Langue française vue d’ailleurs du 16/02/1998. Archive consulté le 30/05/2010 sur le site www.medi1.ma

Naissance du roman policier maghrébin





     Le roman policier a été longtemps monopolisé par les auteurs français, britanniques ou américains. Cependant, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des auteurs du monde entier se sont initiés au genre. Si le roman à énigme a été la célébration de l’esprit positiviste et de l’homme occidental, le roman noir avec son éthique du désenchantement permettra à des auteurs engagés d’exprimer les revendications d’ordre social et politique.
     C’est ainsi qu’on assistera à un élargissement géographique du roman policier dans d’autres pays donnant ainsi naissance au polar ethnique. Cette notion tire d’une part sa légitimité des variations qu’a connues le genre dans sa rencontre avec d’autres espaces d’ancrage. Si Sherlock Holmes a été devenu l’icône de l’âme anglaise, les auteurs des polars ethniques vont essayer de mettre en scène un personnage qui incarne une nationalité ou même une minorité. L’ouverture du polar sur la société offre une occasion pour la peinture exotique d’autres contrées. Ainsi, en plus de l’intrigue policière le lecteur est invité à découvrir les substrats des sociétés où se passe l’action.
     L’émergence du genre policier dans l’espace maghrébin sera d’abord perçue dans la littérature algérienne. En 1970, la Société Nationale d'Edition et de Diffusion (S.N.E.D.) avait publié quatre romans d'espionnage de Youcef Khader : Délivrez la Fidayia!, Halte au plan terreur, Pas de Phantoms pour Tel-Aviv et La Vengeance passe par Ghaza. Deux autres volumes de la série vont suivre en 1972 : Les Bourreaux meurent aussi... et Quand les "Panthères" attaquent en plus d’un roman d’Abdelaziz Lamrani en 1973 intitulé D contre-attaque.
   La publication de ces romans a représenté un événement très important : La parution de ces romans sur le marché algérien constitue, pour l'époque, un événement éditorial marquant puisque dès la mise en circulation de Délivrez la Fidayia!, premier titre de la série, la S.N.E.D. réduit, puis cesse totalement ses importations et distributions d'œuvres étrangères à caractère policier.
    Les romans de Youcef Khader ont été tirés en un grand nombre d'exemplaires. Ils ont été traduits en arabe et vendus au Maroc et en Tunisie. L’intérêt qu’ils ont suscité montre la portée idéologique que représente la publication des premiers romans d'espionnage non seulement pour l’Algérie mais pour l’ensemble des pays maghrébins. En fait, dans un climat habité par le conflit israélo-arabe, les romans d’espionnage publiés entre 1970 et 1972 véhiculaient ouvertement une idéologie antisioniste :
 Les “Israéliens” s’inspirent des méthodes des immigrants américains dont les lois avaient été tout entières contenues dans le barillet de leurs colts. C’est par le meurtre qu’eux aussi prétendaient défendre le bien qu’ils s’étaient approprié[1]

    La Palestine et la lutte contre les services secrets israéliens étaient les principales thématiques de ces romans, d’ailleurs tous les titres y référaient explicitement. Ainsi, ces romans répondaient à une perspective politique dictée par les idéaux qui conjuguent nationalisme et panarabisme.  La dimension idéologique et politique du roman d’espionnage faisait de lui un outil de propagande aux services des idées nationalistes. C’est ainsi qu’il a trouvé dans les pays du Maghreb nouvellement affranchis du colonialisme un terrain propice pour se développer. 

      Toutefois, Youcef Khader est le pseudonyme de Roger Vilatimo auteur français d'origine catalane. Il a été détenu en Espagne lors de la guerre civile. Après sa libération en 1945, il s’est engagé dans la lutte contre le colonialisme. Il travaillera ensuite comme nègre littéraire avant de rédiger ses propres souvenirs sous forme de romans d'espionnage sous divers pseudonymes (Jean Lafay, Tim Oger, Roger Vlim, Gil Darcy, G.J. Arnaud...). L’identité anecdotique de Youcef Khader pose plusieurs questions sur l’intérêt de cet auteur pour la cause palestinienne et son engagement dans le conflit israélo-arabe qui imprègne ses romans. En fait, même si l’engagement politique de l’auteur contre le colonialisme peut être à la source d’une telle prise de position, nous ne pouvons pas éloigner la possibilité que les œuvres de Youssef Khader fussent commanditées par le pouvoir algérien.
                                                                                                                    Malali Hicham

[1] Youcef Khader, Halt ! au plan Terreur, Alger : SNED, 1970, p. 101.